L’évaluation des enseignants universitaires.
Du contrôle des compétences pédagogiques aux dispositifs de développement professionnel
Par: Nicole Rege Colet, Denis Berthiaume
Sur fond de construction du paysage universitaire suisse, cet article examine le développement et l’évolution des pratiques évaluatives au sein des hautes écoles universitaires. Il postule une réticence initiale à évaluer directement les enseignants et évoque l’hypothèse d’un basculement des pratiques centrées initialement sur l’évaluation de l’enseignement par les étudiants en faveur, par la suite, de dispositifs intégrés orientés vers le développement professionnel des enseignants universitaires. Il examine, dès lors, la tension entre approche à visée de contrôle et approche à visée de développement dont les implications pratiques et structurelles pour les hautes écoles universitaires suisses.
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Rege Colet Nicole, Berthiaume Denis. L’évaluation des enseignants universitaires. Du contrôle des compétences pédagogiques aux dispositifs de développement professionnel. In: Spirale. Revue de recherches en éducation, n°49, 2012. L’évaluation des enseignants histoire, modalités et actualités. pp. 221-235; doi : https://doi.org/10.3406/spira.2012.1118.
Nicole REGE COLET Denis BERTHIAUME
L’ÉVALUATION DES ENSEIGNANTS UNIVERSIT AIRES
Du contrôle des compétences pédagogiques aux dispositifs de développement professionnel
Résumé : Sur fond de construction du paysage universitaire suisse, cet article exa- mine le développement et l’évolution des pratiques évaluatives au sein des hautes écoles universitaires. Il postule une réticence initiale à évaluer directement les enseignants et évoque l’hypothèse d’un basculement des pratiques centrées initialement sur l’évaluation de l’enseignement par les étudiants en faveur, par la suite, de dispositifs intégrés orientés vers le développement professionnel des enseignants universitaires. Il examine, dès lors, la tension entre approche à visée de contrôle et approche à visée de développement dont les implications pratiques et structurelles pour les hautes écoles universitaires suisses.
Mots-clés : évaluation de l’enseignement par les étudiants, développement profes- sionnel, pratiques évaluatives, carrières académiques, valorisation de l’enseignement, cultu- re qualité.
INTRODUCTION
Le paysage universitaire suisse n’a pas été épargné par la fièvre de l’évalu- ation et l’émergence récente d’un système coordonné d’enseignement supérieur a donné lieu à un foisonnement de pratiques évaluatives. Si, au départ, ces dernières visaient prioritairement l’évaluation de la qualité de l’enseignement, voire des en- seignants, dans le sillon du processus de Bologne, elles se sont rapidement éten- dues à l’évaluation des programmes et des institutions. Or, la Suisse se caractérise par l’absence de système éducatif national et centralisé. L’éducation procède de la compétence de chaque canton avec pour conséquence qu’il y a autant de systèmes éducatifs qu’il y a de cantons souverains. Pourtant, les projets de coordination et d’harmonisation des systèmes éducatifs éclosent et c’est précisément dans le do- maine de l’enseignement supérieur que l’on observe les premiers efforts. La Suisse ne dispose pas non plus d’une tradition nationale de pilotage du système éducatif. Derechef, chaque canton a développé de manière autonome ses initia- tives générant, ce faisant, une diversité non seulement des pratiques, mais aussi des principes et orientations pédagogiques qui sous-tendent les politiques de for- mation des enseignants, les politiques éducatives, les pratiques d’enseignement, la valorisation et la promotion de la profession enseignante comme la gestion des carrières des enseignants.
Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2012 N° 49 (221-235)
N. REGE COLET & D. BERTHIAUME
Le propos dans cette contribution n’est pas de décrire la complexité, ni la multiplicité et modalités liées à l’évaluation des enseignants dans ce contexte pour le moins pluriel et polymorphe. L’article se focalise sur le domaine de l’enseigne- ment supérieur et la problématique de l’évaluation des enseignants-chercheurs dans les hautes écoles suisses. Si la Suisse est en voie d’adopter un cadre de réfé- rence unifié pour son enseignement supérieur, les prérogatives cantonales donnent lieu à des interprétations variables selon les régions. Le contexte examiné est celui de la Suisse romande et la Suisse italienne à partir de cinq thèmes : 1) la mise en place des politiques évaluatives, 2) le changement d’orientation avec le processus de Bologne, 3) la diversité et la multiplicité des pratiques évaluatives 4) la culture qualité et 5) l’institutionnalisation des pratiques évaluatives. Cette étude de cas s’inscrit dans la partie comparative de ce numéro thématique avec pour objectif d’illustrer, par un rapide survol, comment des thèmes discutés ailleurs dans ce numéro ont été abordés en Suisse et à travers quelles pratiques.
DES INITIATIVES LOCALES AUX DISPOSITIFS STRUCTURÉS
Les premières démarches qualité dans l’enseignement supérieur remontent, pour les universités de Suisse romande, aux années quatre-voing-dix : elles por- taient exclusivement sur l’évaluation de l’enseignement auprès des étudiants par questionnaire, plus connu désormais sous l’acronyme d’EEE (Rege Colet 2009a). L’accent était généralement mis sur l’évaluation de la qualité de l’enseignement et se défendait de procéder à une évaluation déguisée des enseignants, même si la distinction entre ces deux approches était difficile à appréhender tant par les en- seignants que par les dirigeants des institutions. Les projets-pilotes des premières heures ont été développés à l’initiative des vice-recteurs à l’enseignement qui sou- tenaient que, si les universités devaient être à la pointe de la recherche et faire va- loir leur productivité scientifique, elles avaient aussi une responsabilité vis-à-vis de la qualité des formations dispensées et de l’enseignement prodigué. Cette prise de position a été alimentée par le discours sur la qualité de l’enseignement supé- rieur et sur la nécessité de s’engager en faveur de la gestion de la qualité tel qu’il se manifestait dans les universités anglo-saxonnes. Deux arguments sont à l’origi- ne de ce processus de valorisation de la mission d’enseignement des universités avec, premièrement, la massification de l’enseignement supérieur et l’afflux d’étudiants nécessitant une approche stratégique pour soutenir une offre de forma- tion de qualité et, deuxièmement, la nécessité pour les universités de définir leur rôle et fonctions dans la société du savoir et de la connaissance (Rege Colet et Romainville 2006). Ce mouvement en faveur de la qualité de l’enseignement, né sans doute de la crainte que les universités traversaient une crise (Renaut 2002), avait pour fonction de confirmer la triple mission des universités, à savoir la re- cherche, la formation et les services, et d’investir de manière équilibrée les trois axes, sans privilégier excessivement la recherche (Brew et Boud 1996). Dès lors, les nouvelles politiques universitaires ont commencé à proposer, à des degrés dif- férents, des plans de développement stratégique pour chacun de ces trois axes. L’EEE a fait partie des premières mesures de développement pour le pôle de l’en- seignement, tout comme les activités de formation à l’enseignement universitaire.
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Dans les universités suisses romandes, les démarches d’évaluation ainsi que les activités de formation en pédagogie universitaire ont été confiées à des unités spécialement créées à cet effet et qui ont été les précurseurs des actuelles structures de soutien à l’enseignement universitaire. L’EEE était, dans l’ensemble, conçue selon une approche dite formative par opposition à une approche qualifiée d’administrative ou sommative. Si cette dernière vise à contrôler la qualité des prestations à des fins de décision administrative comme la suppression d’un cours ou d’un programme, ou encore le recrutement ou la nomination d’un enseignant, l’approche formative s’efforce, quant à elle, de soutenir l’enseignant dans son dé- veloppement professionnel sur le plan de l’enseignement. Les pionniers de l’EEE en Suisse romande se sont inscrits dans le mouvement du renforcement de la qua- lité (Quality Enhancement) et se sont inspirés des travaux menés dans le domaine (Bernard 1992, Centra 1993, Paulsen 2002, Romainville et Coggi 2009) pour identifier les conditions à remplir de sorte que l’évaluation puisse réellement être au service du développement.
Rapidement, les divers acteurs des universités romandes en charge de l’EEE et de la formation pédagogique des enseignants ont uni leurs forces pour se mettre en réseau. Le Réseau CFE, par exemple, regroupe les conseillers pédago- giques actifs en Suisse romande (Rege Colet 2006). Il a permis de mutualiser les ressources et de réfléchir aux modalités de développement professionnel des en- seignants à travers le conseil pédagogique, les activités de formation et l’évalua- tion de l’enseignement. Ce réseau anime, depuis plusieurs années, un programme annuel de séminaires de pédagogie universitaire élaboré parallèlement à la généra- lisation des dispositifs d’EEE (Rege Colet et Durand 2005). En effet, selon les principes d’une approche formative, si l’EEE est appelée à mettre en évidence les points à améliorer dans l’enseignement, il est essentiel de permettre aux ensei- gnants de renforcer leur pratique d’enseignement et de s’engager dans un proces- sus de développement professionnel. La formation et le conseil pédagogique sont deux mesures pour renforcer les compétences pédagogiques et doivent imman- quablement exister dans une approche de l’évaluation à visée de développement.
Un récent article de Berthiaume, Lanarès, Jacqmot, Winer et Rochat (2011) évoque ce cadre de référence et la tension structurante entre l’évaluation à visée de contrôle et l’évaluation à visée de développement professionnel. Ces auteurs rap- pellent combien il est difficile de s’inscrire exclusivement dans une approche : en fin de compte tout dispositif d’évaluation repose à la fois sur du contrôle et du soutien, bien qu’à des degrés différents. Le travail autour de cette tension caracté- rise les premières démarches qualité en Suisse romande et il n’y a pas de doute que les pionniers ont dû débattre de l’usage des résultats de l’EEE pour le pilotage et la gestion des carrières académiques (Rege Colet 2008). De même qu’il a fallu faire évoluer les pratiques d’évaluation en fonction du contexte politique et institu- tionnel en mutation.
Deux événements d’importance ont contribué à consolider les pratiques évaluatives : le processus de Bologne et le projet de paysage universitaire suisse. Comme mentionné en introduction, en Suisse, un pays non membre de l’Union européenne, le processus de Bologne a été un formidable outil d’unification. En effet, l’adhésion à la Déclaration de Bologne a été perçue comme une opportunité pour structurer l’enseignement supérieur au plan national. Pour rappel, le cin-
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quième principe de la Déclaration évoque explicitement la nécessité de coordon- ner les efforts en matière d’assurance qualité de manière à disposer d’un cadre commun et de dispositifs comparables et transparents. L’approche qualité, née de ce principe et portée par l’European Network for Quality Assurance (ENQA), dé- passe la notion de renforcement de la qualité (Quality enhancement) pour privilé- gier celle de la culture qualité, soit une approche de l’évaluation qui postule que les universités sont responsables de documenter, d’expliciter la qualité de leurs prestations et d’en rendre compte publiquement (ENQA 2003, 2005). Les procé- dures plébiscitées s’éloignent de l’EEE ou de l’évaluation des enseignants pour leur préférer l’évaluation des programmes ou des institutions, voire l’évaluation des systèmes qualité internes. Les universités suisses ont adhéré à ces principes et ont commencé à développer leurs systèmes internes de qualité, d’une part, pour élaborer leur politique d’évaluation et, d’autre part, pour prendre en charge diffé- rentes facettes de l’évaluation. C’est dans ce contexte de déploiement des pra- tiques d’évaluation, mais aussi d’émergence d’une culture qualité que la question de l’évaluation des enseignants a pu être reprise et discutée (EUA 2006).
Un autre résultat du processus de Bologne en Suisse a été la création, en 2001, d’un organe d’accréditation et d’assurance qualité (OAQ) dont la mission est de soutenir les universités dans la mise en place de leur système interne de qualité. Il est à noter qu’en Suisse, fort de l’autonomie politique des universités cantonales, il n’y a pas encore de nécessité de recourir à l’accréditation. Les uni- versités sont libres de s’organiser selon leurs propres lois et sont habilitées à déli- vrer les titres académiques conformément aux Directives de Bologne, lesquelles font figure de Gentleman’s agreement plus que d’une base légale contraignante. Ainsi, l’OAQ propose des recommandations en matière d’assurance qualité pour être conformes avec les pratiques européennes forgées dans le sillon du processus de Bologne. Parmi celles-ci, on trouve des arguments en faveur de la formation pédagogique des enseignants-chercheurs et du recours systématique à l’EEE, tous les deux au titre d’outil de pilotage et de gestion de la qualité de l’enseignement (CUS 2006).
La construction du paysage universitaire suisse, dès le début des années 2000, a été un autre levier de développement important pour les pratiques évalua- tives. Aujourd’hui, le paysage universitaire suisse se caractérise par trois types de hautes écoles : 1) les traditionnelles universités de recherche, 2) les hautes écoles spécialisées et 3) les hautes écoles pédagogiques. Les deux derniers types d’insti- tutions sont des nouveaux venus qui développent le champ de la formation profes- sionnelle universitaire et de la recherche appliquée. Ils résultent du processus de tertiarisation (ou d’universitarisation) (CDIP 2010) des filières de formation pro- fessionnelle (les métiers de l’enseignement, de la santé, du travail social, de la communication, de l’ingénierie, etc.). L’acquisition du statut de haute école a exi- gé un travail de documentation de la qualité des prestations de recherche comme de celles de formation. En conséquence, ces nouvelles structures universitaires ont toutes été soumises à des procédures d’accréditation (Rege Colet à paraître). Par- mi les critères pour obtenir la reconnaissance académique, il y a la présence d’une politique interne d’assurance qualité et la composition du personnel enseignant. En effet, les qualifications du personnel enseignant sont critiques pour prétendre au statut de haute école universitaire : elles doivent non seulement être conformes 224
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sur le plan scientifique, à hauteur de celles exigées pour les enseignants-cher- cheurs universitaires (niveau de formation académique et titre), mais, selon la loi fédérale, les enseignants doivent également disposer d’une qualification didac- tique pour enseigner au niveau tertiaire ou du moins s’engager à l’obtenir dans un délai raisonnable. Il en résulte que, à la différence des universités de recherche, les hautes écoles spécialisées doivent s’engager à offrir des possibilités de qualifica- tion ou de formation à l’enseignement universitaire.
C’est donc au travers du processus de tertiarisation de la formation profes- sionnelle que la Suisse a introduit, pour la première fois, l’obligation de se former à l’enseignement alors que, jusqu’à présent, les enseignants universitaires apparte- naient au seul ordre exempté de formation pédagogique pour accéder à la profes- sion enseignante au risque d’introduire une différence notable entre les ensei- gnants universitaires et les enseignants des hautes écoles universitaires profes- sionnelles. Ce tournant capital au sein de l’enseignement supérieur en Suisse ouvre la voie à de nouvelles pratiques d’évaluation liées à la formation et à la pré- paration à la profession d’enseignant-chercheur ou à la gestion des carrières aca- démiques.
DU CONTRÔLE DE LA QUALITÉ DES PRESTATIONS
À LA GESTION DES CARRIÈRES ACADÉMIQUES
L’EEE introduite dans les hautes écoles suisses, dès les années quatre-vingt-dix, avait pour principale fonction stratégique de démontrer que les universi- tés étaient capables de prendre en charge la qualité de leur enseignement. Parmi les critiques adressées aux universités, il y avait celle de se soustraire à toute forme d’évaluation. Accusées d’être une tour d’ivoire totalement détachée de la réalité sociale, les universités de Suisse romande se sont engagées dans une dé- marche pour montrer qu’elles ont, bien au contraire, un rôle déterminant dans la croissance économique, culturelle et politique d’une région ou d’un pays (Rege Colet 2003). L’autonomie institutionnelle revendiquée passait par un changement de paradigme dans la gouvernance et la gestion des établissements universitaires et par un investissement significatif dans les démarches qualité comme preuve de leur responsabilité institutionnelle (Rege Colet 2005).
Si les universités avaient retenu opportun de s’engager de manière respon- sable dans les pratiques évaluatives, on peut cependant s’interroger sur le choix de développer massivement l’EEE et surtout la méthode de l’enquête de satisfaction par questionnaire. En effet, la multiplication des questionnaires, leur généralisa- tion à tous les enseignements, à toutes les facultés a pu donner l’impression que l’on s’acquittait d’une mission, celle de mesurer la qualité de l’enseignement, sans en prévoir les conséquences et sans l’intégrer dans une démarche qualité intégrée. De là, il ne fallait qu’un pas pour pressentir que l’EEE allait devenir l’arbre qui cache la forêt (Rege Colet 2009a), évitant de vérifier si l’évaluation répondait aux objectifs fixés et permettait réellement d’interpréter la qualité de l’enseignement et de la formation ou encore davantage de piloter l’enseignement universitaire. Une EEE qui fournirait simplement les mêmes renseignements aux divers niveaux de pilotage de l’institution d’enseignement supérieur (par exemple, présidence, pro- gramme d’études, enseignants) ne permet pas de développer une planification stra-
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tégique adéquate. Il s’agirait plutôt de fournir aux divers gestionnaires de l’institu- tion d’enseignement supérieur les informations qui sont utiles à leur niveau spéci- fique de pilotage.
L’EEE des premiers jours devait mesurer la qualité de l’enseignement et ne devait pas être utilisée comme un instrument d’évaluation des enseignants. Cette posture a été adoptée sciemment pour contrecarrer les nombreuses résistances qui n’ont pas manqué de se manifester au moment de généraliser l’évaluation de l’en- seignement. Ces résistances, pour la plupart portées par les enseignants eux- mêmes, étaient déjà connues par les travaux de Dejean (2006) et la réalité de la Suisse romande ne se différenciait pas du contexte français. On invoquait une at- teinte à la liberté académique, le caractère quasi privé de l’acte d’enseignement et l’incapacité des étudiants de juger de la qualité d’un enseignement. Par ailleurs, le contexte institutionnel ne permettait pas de prendre des mesures en cas d’évalua- tion jugée insuffisante, les carrières des enseignants étant exclusivement gérées sur la base de leur productivité scientifique (publications et acquisition de fonds tiers). Il n’y avait donc aucun moyen formel de prendre des mesures d’encourage- ment, par exemple, pour soutenir la carrière d’un enseignant-chercheur particuliè- rement efficace ou remédier à des difficultés avérées dans l’enseignement.
Le choix explicite de promouvoir exclusivement une approche de l’évalua- tion de l’enseignement et non des enseignants s’efforçait de démontrer que l’éva- luation n’était pas une menace mais, bien au contraire, un instrument de soutien au service du développement professionnel des enseignants-chercheurs. C’est la mise en confiance qui a été privilégiée pour éviter de déstabiliser les enseignants. Les données fournies par les questionnaires appartenaient exclusivement aux ensei- gnants qui décidaient avec qui et comment ils souhaitaient partager les résultats. Aucun rapport, aucune donnée ne pouvait être transmise à une tierce personne sans l’autorisation explicite de l’enseignant. Ainsi, la notion d’évaluation des en- seignants, telle que développée dans ce numéro thématique, était très lointaine mais sans pour autant être totalement absente du paysage de l’évaluation. Il impor- tait que le corps enseignant adhère au principe de l’évaluation, qu’il le perçoive, avant tout, comme une source d’information pour s’engager dans un processus continu d’amélioration de l’enseignement et non comme une mesure de contrôle de la performance professionnelle à des fins de gestion. Il s’agissait de promou- voir l’appropriation par les enseignants des démarches qualité, soit une forme de naturalisation des processus d’évaluation. A cela s’ajoutait l’idée d’une posture professionnelle responsable qui intègre l’évaluation dans les pratiques profession-
nelles. Il n’en demeure pas moins, comme soulevé plus haut (Berthiaume et al. 2011), que l’évaluation à visée de contrôle et l’évaluation à visée de développe- ment professionnel ne représentent pas des catégories mutuellement exclusives, mais plutôt les pôles d’un continuum et, de fait, les pratiques évaluatives des uni- versités suisses ont commencé à explorer différentes facettes de ce continuum. Une fois les premières appréhensions dissipées et la confiance établie, les hautes écoles ont pu innover sur le plan des politiques évaluatives comme des dispositifs.
Le changement de paradigme qui s’est opéré consiste à sortir d’un modèle centré principalement sur l’évaluation de la qualité de l’enseignement par l’EEE. Dans le premier modèle, l’évaluation est un objectif en soi sans finalité et sans vi-
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sion de développement ni pour les universités, ni pour le personnel académique. Dans ce cas, l’EEE sert à détecter les cas problèmes et, lorsque cela est possible, à se débarrasser de ce « personnel encombrant ». Dans le nouveau modèle, en re- vanche, l’évaluation devient un moyen au service d’un objectif, celui du dévelop- pement professionnel des enseignants (Paquay, Van Nieuwenhoven et Wouters 2010). Cela suppose une vision du développement universitaire, une politique de gestion des carrières académiques, un processus de transformation du cadre poli- tique et institutionnel, dont une politique de gestion et de pilotage de l’enseigne- ment universitaire (Bedin 2009). Dans ce cas-ci, il s’agit plutôt, d’une part, de dé- tecter les enseignants qui rencontrent des difficultés et de les accompagner dans la gestion de ces situations problèmes et, d’autre part, de fournir des renseignements à tous les enseignants de façon à ce qu’ils se développent en continu, tout au long de leur carrière.
Le processus de Bologne a fourni les conditions favorisant ce changement de paradigme qui procède, avant tout, d’un basculement des responsabilités et d’une évolution dans les dispositifs de pilotage. Ce n’est plus l’enseignant qui est seul responsable de rendre compte de la qualité de son enseignement à travers l’EEE ou des enquêtes de satisfaction, il s’agit d’une responsabilité collective de l’institution basée sur un cadre conceptuel de référence qui guide les pratiques évaluatives et les dispositifs. Ainsi, progressivement, on est passé d’une évalua- tion individualisée et privative à une approche collective de gestion et de pilotage du développement institutionnel y compris les carrières académiques (Rege Colet 2009b). C’est dans ce contexte que se sont arrimés la notion d’identité profession- nelle duale des enseignants-chercheurs universitaires et le principe du développe- ment professionnel des académiques. Ce tournant important pour la culture aca- démique a ouvert la voie aux réflexions sur les profils professionnels, les disposi- tifs d’accompagnement des enseignants-chercheurs pour acquérir et développer les compétences requises pour assurer un enseignement de qualité comme pour conduire une recherche de haut niveau et sur les moyens à mettre en œuvre pour soutenir les enseignants universitaires dans leur parcours professionnel.
Frenay, Wouters et Paquay (2011) identifient six dispositifs de soutien que sont la formation instituée, le conseil pédagogique, l’accompagnement d’innova- tions pédagogiques, les politiques de valorisation des carrières académiques avec les dossiers de valorisation pédagogique (DVP), la recherche liée à l’enseignement et la formalisation de pratiques (Scholarship of Teaching and Learning) et, finale- ment, l’évaluation des enseignements et des programmes au service de la qualité de la formation. Bedin (2009), Paquay, Nieuwenhoven et Wouters (2010) et Ber- thiaume et al. (2011) illustrent à suffisance l’émergence d’une pratique évaluative au service du développement professionnel des enseignants qui gagnent certaines hautes écoles universitaires de Suisse romande et de la Suisse italienne. Le modèle orienté développement professionnel implique une approche de l’évaluation basée sur quatre principes identifiés par Berthiaume et al. (2011) qui sont la confidentia- lité, la responsabilité, l’adaptabilité et la flexibilité. En effet, si l’évaluation doit contribuer au développement professionnel, il importe que les résultats de l’évalu- ation appartiennent exclusivement à l’enseignant, qu’il puisse décider de manière responsable quels enseignements évaluer et comment, qu’il puisse, en conséquen- ce, adapter les instruments à disposition à ses besoins et qu’il puisse s’engager
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dans une démarche réflexive quant à sa pratique d’enseignement et exploiter les résultats de l’évaluation à des fins d’amélioration de son enseignement.
Un des principes clés qui guide les pratiques évaluatives postule qu’il ap- partient à l’enseignant de rendre compte de la qualité de son enseignement et de ses compétences professionnelles dans le domaine pédagogique et didactique. Il lui revient également d’affirmer sa professionnalité. L’EEE représente ainsi un moyen pour recueillir la satisfaction des étudiants, cette satisfaction n’étant pas nécessairement une mesure de la qualité. Si l’EEE est un instrument de récolte de données, il revient à l’enseignant d’en interpréter les résultats et de les discuter à la lumière d’événements contextuels ou d’hypothèses relatives aux processus d’enseignement et d’apprentissage au cœur des situations didactiques. Ce principe de la responsabilité professionnelle de l’enseignant-chercheur a conduit, dans cer- taines institutions, à soutenir la préparation et la présentation d’un dossier de valo- risation pédagogique ou portfolio d’enseignement. Dans sa thèse de doctorat, Wouters (2011) présente un travail très accompli sur la fonction des dossiers d’en- seignement pour valoriser la mission de formation et pour évaluer les enseignants quant à leurs compétences didactiques et pédagogiques. Elle indique que la pré- sentation d’un dossier d’enseignement est généralement requise lors des étapes de nomination ou de recrutement des enseignants-chercheurs. Au terme d’une étude des politiques institutionnelles en matière de gestion des carrières académiques, elle conclut que, bien que cette pratique en soit encore à ses débuts en Europe, la généralisation est envisageable à court terme pour autant que les universités dispo- sent d’une véritable politique de gestion du personnel académique et de procé- dures valides pour évaluer le dossier d’enseignement. Il semble, en effet, que le point faible dans l’exploitation des dossiers d’enseignement réside précisément dans l’évaluation des compétences pédagogiques et didactiques des enseignants et dans la capacité de prendre des décisions en conséquence.
On observe désormais le recours plus systématique au dossier d’enseigne- ment comme moyen de rendre compte de l’investissement d’un enseignant dans son développement professionnel en matière de recherche, d’enseignement et de service à la société. Si autrefois le jugement quant à la qualité reposait principale- ment sur la satisfaction des étudiants fournie par l’EEE, on admet désormais la nécessité de faire appel à un dispositif plus complet qui atteste de la complexité de l’acte d’enseignement, de la multiplicité des sources, dont la triangulation des données entre le point de vue de l’enseignant et les résultats des apprentissages des étudiants, et qui donne voix aux observations et interprétations de l’enseignant face à sa pratique d’enseignement. A titre d’exemple, il est d’usage de demander aux enseignants de développer une section de leur dossier sur leurs pratiques d’évaluation. Ils peuvent fournir les résultats de leurs EEE, mais il importe surtout qu’ils les commentent, les contextualisent et indiquent les mesures ou ajustements qu’ils ont pris suite aux résultats. C’est à travers cette approche cyclique de ques- tionnement, d’observation et d’interprétation qu’ils illustrent leur capacité à s’en- gager dans une démarche réflexive telle que souhaitée de la part d’un profession- nel. Ainsi, l’EEE est un élément constitutif du dossier d’enseignement et source de réflexivité, et non plus un indicateur absolu de la qualité. Ce déplacement du point de vue de la méthodologie et de la procédure témoigne du changement de para- digme amorcé ces dernières années où les pratiques évaluatives autour des ensei-
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gnants ne sont plus des objectifs en soi, mais des moyens déployés pour, d’une part, favoriser l’émergence d’une culture qualité et, d’autre part, renforcer les poli- tiques de gestion des carrières académiques en valorisant la mission d’enseigne- ment et de formation.
LA DIVERSIFICATION DES PRATIQUES ÉVALUATIVES
L’évaluation des enseignants a été, à ses débuts, dominée par l’EEE sans bénéficier de l’appui d’une politique des ressources humaines. L’absence de tradi- tion en matière d’évaluation ajoutée aux réticences marquées à se soumettre à une logique d’évaluation externe explique sans doute la difficulté à s’engager dans les démarches qualité et à favoriser une approche intégrée orientée vers le pilotage responsable. Nombreux sont les établissements à proclamer une approche qualité sur la base de la généralisation de l’EEE et des enquêtes de satisfaction auprès des étudiants. Parce qu’il est relativement facile à établir – un simple questionnaire suffit – le taux de satisfaction est devenu l’unique indicateur de qualité de l’ensei- gnement au détriment d’autres, plus complexes à définir et à mesurer. Les travaux de l’ENQA (2005) et plus particulièrement son guide des standards et critères pour l’évaluation ont permis de donner un coup d’accélérateur pour renforcer la coordination des politiques et procédures assurant, ce faisant, plus de cohésion entre les intentions, les stratégies et les moyens déployés. Et la Suisse a bénéficié, à son tour, de l’adoption d’un cadre de référence commun aux pays européens et de la discussion sur les valeurs et principes qui doivent guider les pratiques éva- luatives (Lanarès 2009, 2010).
La diversification des pratiques évaluatives s’est traduite par l’élaboration de dispositifs d’évaluation plus articulés. Si l’EEE est toujours largement utilisée, elle s’intègre dorénavant à des pratiques plus transversales dont :
– l’évaluation des programmes de formation qui mesure la cohérence, la pertinence et l’efficacité des cursus d’études ;
– l’évaluation des filières ou disciplines qui privilégie, à l’échelle nationale ou régionale, une comparaison des cursus dans une même discipline ;
– l’évaluation des formations qui mesure l’impact des formations, l’em- ployabilité ou l’insertion professionnelle des diplômés ;
– l’évaluation institutionnelle qui se focalise sur le pilotage institutionnel et l’adéquation entre les moyens et dispositions prises et les objectifs fixés dans le plan de développement stratégique qui touche autant les activités de recherches et les activités de formation que l’administration et la gestion de l’institution ;
– les audits qualité qui examinent la pertinence et l’adéquation des systèmes internes d’assurance qualité, en d’autres mots, la politique interne en matière de démarches qualité et les dispositifs d’évaluation prévus à cet effet ;
– et, finalement et non les moindres, les dossiers d’enseignement évoqués au point précédent.
A chaque fois, l’EEE fournit des informations qui permettent de discuter et de juger de la qualité d’un dispositif de formation ou d’enseignement.
A l’évidence, les innovations en matière d’évaluation se focalisent sur les dispositifs de formation ou sur les structures institutionnelles et, tout imprégnées
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de pudeur, les politiques évaluatives évitent d’affronter la question de l’évaluation des personnes. Le respect de la sphère privée et les croyances liées à la liberté aca- démique empêchent de questionner la pertinence de politiques institutionnelles plus centrées sur les personnes. Or, toutes ces approches, y compris la valorisation de la fonction enseignante à travers le dossier d’enseignement, ont une méthodo- logie commune qui consiste à présenter un dossier capturant les qualités profes- sionnelles de la personne eu égard à des critères définis a priori, puis à soumettre ce dossier à l’évaluation par les pairs. Le recours à l’évaluation externe auprès de pairs indépendants (peer review) est une composante importante des nouvelles pratiques évaluatives. En effet, la culture académique retient que seuls des experts de même niveau et du même domaine disciplinaire sont aptes à juger de la qualité de la recherche comme de celle de l’enseignement. Cette tradition du peer-review et les habitus du monde académique plaident pour sa généralisation au domaine de l’enseignement. L’évolution des pratiques évaluatives passe, dès lors, par le re- cours à des experts externes et au déploiement de l’évaluation externe, l’EEE ayant été critiquée, entre autres, pour son caractère interne.
Dans ses travaux, Wouters (2011) confirme la frilosité des universités à s’engager sur la voie de l’évaluation directe des enseignants et la préférence pour l’évaluation confiée aux pairs. Elle relève, cependant, l’absence de référentiels et de critères explicites pour former un jugement et procéder à l’évaluation des pres- tations d’enseignement. Les universités suisses ne font pas exception à cette ten- dance. Il existe, cependant une exception au sein les hautes écoles spécialisées (HES), où se pose l’exigence d’une qualification didactique pour tout enseignant- chercheur. Les HES de Suisse romande et de la Suisse italienne se sont rapide- ment trouvées confrontées à la nécessité de délivrer une attestation de qualifica- tion didactique (Rege Colet à paraître). Or, il n’existe pas encore de formation ins- tituée qui permet d’obtenir un titre reconnu pour l’enseignement dans l’ensei- gnement supérieur. La réalité de l’enseignement supérieur fait que les compé- tences pédagogiques et les savoirs pour enseigner s’acquièrent principalement à travers l’expérience d’enseignement selon le principe d’une formation sur le tas (Rege Colet et Berthiaume 2009). Dès lors, les HES ont dû imaginer une procé- dure ad hoc pour l’obtention de la qualification didactique. La HES de la Suisse italienne, par exemple, prévoit la possibilité pour ses enseignants-chercheurs de présenter un dossier d’enseignement qui fait l’objet d’une évaluation par une commission composée d’externes et de spécialistes de la pédagogie universitaire. La démarche s’apparente pour beaucoup à celle appliquée pour de la validation des acquis de l’expérience (VAE) dans la mesure où l’évaluation des compétences acquises et démontrées dans le dossier se base sur un référentiel des compétences qui décrit les fonctions et compétences d’un enseignant dans le domaine de la for- mation universitaire professionnelle. Wouters (2011) évoque l’hypothèse que les universités de recherche rechignent à discuter de l’excellence académique, dont l’enseignement. D’autres observations indiquent que les universités à orientation professionnalisante sont plus ouvertes à entrer dans un débat sur la définition de la professionnalité et à élaborer des référentiels de compétences.
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L’ÉVALUATION DES ENSEIGNANTS UNIVERSITAIRES DANS LES HAUTES ÉCOLES SUISSES
suisses avaient tendance à trop se focaliser sur la méthodologie et les instruments avec le risque d’une fuite en avant évitant de questionner les intentions, la perti- nence et l’adéquation des méthodes déployées (Rege Colet 2009a). Comment me- surer l’efficacité d’un enseignement ? Quels effets directs ou indirects sur les ap- prentissages ? Comment définir un bon enseignement ? Comment qualifier un ex- cellent enseignant ? Ce sont autant de questions qu’il a fallu affronter. Les limites des modèles orientés sur la méthodologie ont permis de comprendre que les pra- tiques évaluatives faisaient de l’évaluation une fin en soi au lieu de la considérer comme un moyen pour atteindre des objectifs ou pour déployer une stratégie. Au- trement dit, les pratiques évaluatives étaient dépourvues de cadres de référence conceptuels et théoriques. Les consolider impliquait de les arrimer à un cadre con- ceptuel ; et cette transformation impliquait de faire évoluer la posture épistémolo- gique vis-à-vis de l’évaluation comme pratique sociale et institutionnelle, et d’opérer un basculement quant au rôle et à la fonction de l’évaluation et de la me-
LA CONSOLIDATION DES CADRES DE RÉFÉRENCE, L’ÉMERGENCE D’UNE CULTURE QUALITÉ
Les premières démarches qualités mises en œuvre dans les hautes écoles
sure. La faillite de l’approche purement méthodologique a ouvert la voie à une réflexion sur les intentions : pourquoi évaluer dans l’enseignement supérieur ? A quelles fins ? Avec quels effets ou conséquences ? Quelles sont les attentes ? Les besoins ? Toutes ces questions ont contribué à faire émerger un débat sur l’éthique de l’évaluation et une déontologie des bonnes pratiques. C’est ce contexte qui a permis d’accueillir les cadres conceptuels qui encadrent désormais les pratiques évaluatives. Nous relevons en particulier :
– La notion de culture qualité (Lanarès 2010) dont une approche qui plé- biscite une prise de responsabilité de la part des hautes écoles dans l’explicitation et la mise en oeuvre des outils de pilotage et de développement institutionnel. L’adhésion aux principes fondateurs d’une culture qualité responsable est la con- dition pour opérer le changement de paradigme nécessaire pour aller dans la direc- tion d’une véritable politique d’évaluation des enseignants ;
– La notion de développement pédagogique avancée par les spécialistes de l’enseignement supérieur et de ses pratiques pédagogiques (Saroyan, Frenay, Tay- lor, Clement, Bédard, Rege Colet, Kolmos et Paul 2010). Leurs travaux four- nissent un cadre de référence pour situer la pratique enseignante et la contribution de l’évaluation pour consolider le domaine de l’enseignement supérieur ;
– Le concept de développement professionnel dans le monde académique (Frenay, Wouters et Paquay 2011) qui interroge la définition de l’identité duale des enseignants-chercheurs, les dispositifs de formation initiale et continue qui soutiennent les carrières académiques. Les travaux de recherche issus de ce cou- rant favorisent la consolidation des politiques de gestion et de formation du per- sonnel académique dont la place de l’évaluation ;
– Finalement, la validation des acquis de l’expérience (VAE) qui propose une démarche intéressante et pertinente pour situer l’évaluation des enseignants et la reconnaissance de leur parcours de développement non formel et informel.
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L’INSTITUTIONNALISATION DES DÉMARCHES QUALITÉ
L’évaluation des enseignants universitaires évolue dans ses finalités, si elle est soutenue par des cadres conceptuels pertinents et retenus valides par les diffé- rents acteurs de la communauté académique. Or, cette prise de position épistémo- logique ne suffit pas ; les pratiques évaluatives doivent également s’accompagner d’une forme d’institutionnalisation de manière qu’elles soient pleinement inscrites dans les plans de développement stratégique des institutions. Dans les hautes écoles suisses, cette institutionnalisation s’est traduite par la création des bureaux qualité et la présence de ces unités témoigne, aujourd’hui, de l’importance accor- dée par les universités aux démarches qualité.
Différents modèles structurels ont été testés. Au départ, des bureaux qualité et des services de soutien à l’enseignement existaient en parallèle les uns des autres. Si ces derniers s’occupaient principalement de formation pédagogique à l’enseignement supérieur, de conseil pédagogique et de l’EEE, les bureaux qualité œuvraient, quant à eux, dans le domaine du contrôle qualité ou de l’audit qualité. La co-existence des deux structures au sein d’un même établissement pouvait donner lieu autant à de la collaboration qu’à de la concurrence liée à des pro- blèmes de définition du champ d’intervention et de répartition des compétences. La juxtaposition des services spécialisés ne favorisait pas une vision intégrée de la stratégie institutionnelle, ni un rapprochement entre les démarches qualité et le pi- lotage institutionnel. De plus, les professionnels engagés dans ces structures pro- viennent de champs disciplinaires et professionnels différents. Les conseillers pé- dagogiques actifs dans les services de soutien à l’enseignement viennent souvent des sciences de l’éducation ou domaines apparentés avec un intérêt pour les pro- cessus d’enseignement et d’apprentissage alors que les responsables qualité vien- nent du monde économique et de la gestion avec des intérêts plus focalisés sur le management et la stratégie.
L’évolution visée plaide pour une plus forte articulation entre les dé- marches qualité, les politiques de développement professionnel, les politiques de gestion des ressources humaines, avec une mise en réseau des structures institu- tionnelles qui s’en occupent. Les universités de Genève et de Lausanne de même que la HES de la Suisse italienne vont dans cette direction et ont réorganisé les services des ressources humaines, les services de soutien à l’enseignement et les bureaux qualité au risque, certes, de la prépondérance des aspects de contrôle sur les aspects de développement. Désormais ces structures travaillent en synergie et, pour assurer la convergence, elles sont placées sous la responsabilité d’une seule personne, un vice-recteur ou un responsable académique de haut niveau. Ces re- groupements donnent une bonne visibilité aux intentions institutionnelles et aux priorités du plan de développement stratégique. Cette orientation est soutenue, par ailleurs, par l’émergence de la notion de leadership académique (MacDonald et Wisdom 2002) pour entrer dans l’ère du pilotage des innovations et l’accompa- gnement des processus de transformation de l’enseignement supérieur.
CONCLUSION
L’évaluation des enseignants universitaires a longtemps été dominée par l’évaluation de l’enseignement par les étudiants (EEE) et cette orientation a freiné
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la réflexion sur la figure professionnelle de l’enseignant-chercheur et sur les me- sures d’accompagnement à mettre en place pour garantir sa formation et son déve- loppement. Les réticences du monde académique à évaluer ses enseignants expli- quent en partie ce choix. Or, un changement de paradigme est en train de s’opérer avec une ouverture sur la définition de la professionnalité dans l’environnement académique et l’analyse de la spécificité de la double identité du personnel aca- démique articulant l’excellence tant dans la recherche que dans l’enseignement. Ces nouvelles perspectives résultent de la mise en œuvre du processus de Bologne et de la construction d’un espace européen de l’enseignement universitaire bâti sur une culture et des politiques institutionnelles communes. La politique consolidée de gestion des carrières académiques appartient à ce cadre de référence commun et soutient le recours au dossier d’enseignement comme dispositif d’accompagne- ment et d’évaluation du développement professionnel des enseignants universi- taires. Ce revirement dans les pratiques évaluatives implique une entrée en matière sur le thème central, jugé peu opportun, de l’évaluation des enseignants – et non plus celui de l’évaluation de l’enseignement.
La Suisse n’a pas échappé à cette tendance comme en témoigne le proces- sus de transformation des politiques évaluatives au sein de l’enseignement supé- rieur. L’analyse du développement de l’histoire, des modalités et des actualités de l’évaluation des enseignants dans les hautes écoles suisses conduit à conclure que la multiplication des procédures et des projets-pilote n’a de sens que s’ils expri- ment une vision du développement académique et des buts à atteindre. L’évalua- tion se pose en termes d’accompagnement du processus de transformation de l’en- seignement supérieur et des figures professionnelles qui la composent, ce qui sup- pose la reconnaissance des identités professionnelles en émergence et le besoin de les soutenir.
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Nicole REGE COLET
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